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Docteur en droit,
Directeur Juridique Groupe Axis Partners
    Pendant des années, les entreprises ont cherché, dans une logique de conglomérat, à renforcer leurs positions sur les marchés via une course effrénée à la taille. Elles pensaient qu'il leur suffisait de grossir et de diversifier leurs activités pour gagner en performance. Cette stratégie de développement, initiée au début du vingtième siècle et privilégiée pendant la période des "Trente Glorieuses", trouva son aboutissement vers la fin des années 1980 au moment où les firmes prirent conscience qu'à mesure qu'elles croissaient, elles engendraient une inertie et des coûts d'organisation de plus en plus lourds. Les entreprises réalisent alors que leur compétitivité ne dépend plus seulement de leur taille, ni même à l'extrême de la qualité de leurs produits et services, mais, de plus en plus, de leurs modalités d'aménagement. D'où une remise en cause progressive de leurs modes traditionnels d'organisation. Pour qualifier leur nouvelle configuration, il devient alors commun de parler d'« entreprise étendue », de "firme globale" "d'entreprise éclatée" ou encore d'« entreprise en réseau ».

Que sous-entend cette idée de réseau ?
Selon le dictionnaire Larousse, le réseau suppose ou présuppose une "répartition des éléments d'un ensemble en différents points" qui, connectés les uns aux autres, "desservent une même unité géographique", physique, politique ou économique. Le réseau se présente donc d'abord comme un mode d'organisation se jouant des notions d'espace en rassemblant, dans une perspective commune, les énergies d'éléments ou de personnes apparemment dispersés et distincts. Bien qu'éclairante, cette première approche ne permet pourtant pas de saisir, dans toute sa dimension, la notion "d'entreprise en réseau". D'où l’idée de la compléter ici à travers la présentation de ses principales caractéristiques observées du point de vue des sciences juridiques et de gestion de l’entreprise.

1ère caractéristique : L'entreprise en réseau s'écarte du modèle Fordo-Taylorien.
La tertiairisation des économies occidentales, l'automatisation des procédures et les développements des nouvelles techniques de création et de fabrication ont bouleversé en profondeur le contexte économique et social. Nous sommes aujourd'hui dans un monde que d'aucuns qualifient de post-industriel où les groupes s'orientent, en lieu et place d'une logique de rendement et de production de masse indifférenciée et standardisée, vers une production réactive, diversifiée et innovante qui place le "client-consommateur" au centre de toutes préoccupations. Dans ces conditions, il n'est pas surprenant que l'entreprise traditionnelle, intégrée et pyramidale, fonctionnant sur le principe de l'Organisation Scientifique et Bureaucratique du Travail soit remplacée progressivement par un nouveau modèle d'organisation.

Ce nouveau modèle, que l'on pourrait qualifier de "coordinationnel", par opposition au modèle "intégratif" de type Fordo-Taylorien, repose essentiellement sur deux piliers. D'une part, dans une perspective "macroéconomique", les groupes cherchent, plutôt que de privilégier l'intégration verticale, à appuyer leur développement sur des réseaux de petites et moyennes unités disséminées et indépendantes qui restent connectées les unes aux autres dans une volonté d'échange, d'interdisciplinarité, de réactivité et, in fine, de transfert de valeur ajoutée. D'autre part, d'un point de vue "microéconomique", ils valorisent, au sein même de leurs structures, dans un souci permanent d'émulation, le décloisonnement des services, la décentralisation des décisions et l'aménagement par projet plus en phase avec l'évolution technologique, les mentalités actuelles et le niveau de compétence des salariés.

2ème caractéristique : L'entreprise en réseau est recentrée sur son cœur de métier
Dans un monde où la concurrence se fait de plus en plus âpre, le mode de développement de type conglomérat, est perçu de plus en plus comme un handicap majeur devant la vitesse et la réactivité des concurrents plus petits, qui comme les caméléons, sont capables de s'adapter rapidement aux modifications de leur environnement. Aussi, dans un souci de rationalisation et de cohérence logistique, de nombreux groupes cherchent-ils à recentrer leurs activités sur leur cœur de métier ou un petit nombre de compétences complémentaires(1).

Ce recentrage est imposé, au demeurant, par les marchés financiers qui estiment, qu'à défaut de logique industrielle clairement définie, les groupes risquent de succomber à ce qu'on appelle parfois le "syndrome du diplodocus". Ce syndrome apparaît lorsque le corps toujours plus volumineux n'obéit plus à la tête puis ne parvient même plus à bouger et se nourrir. Asphyxiés, épuisés, les conglomérats, comme les diplodocus, n'ont plus alors qu'à disparaître. D’où une tendance au rejet des méthodes traditionnelles de classement des entreprises fondées sur la taille et le chiffre d'affaires au profit de critères de rentabilité jugés plus pertinents tels que la "création de valeur".

Pour se recentrer sur leur cœur de métier ou "core business", on retiendra que les groupes s'appuient essentiellement, en dehors des opérations de cession d'activités, sur les techniques d'externalisation et de filialisation.

L'externalisation, parfois appelée "intélisme" par référence au modèle d'aménagement de la société Intel, présente de nombreux avantages. Via un ensemble de contrats de sous-traitance et d’exploitation commerciale, tels que la franchise et la concession, elle permet à l’entreprise en réseau, notamment:

  •   d'articuler des savoirs technologiques et des compétences complémentaires ;
  •   de réduire ses coûts de fonctionnement en se délestant d'une partie de son personnel ;
  •   d'écarter le risque d'obsolescence ou de sous-utilisation de ses moyens de production ;
  •   d'éloigner sa responsabilité opérationnelle en transférant vers un tiers la réalisation d'un produit ou d'un service donné ;
  •   de substituer au contrôle hiérarchique interne un contrôle contractuel de type marchand et, ce faisant, de reporter sur ses partenaires, le poids de l'incertitude liée aux exigences et aux besoins toujours plus pressants des clients.

En somme, l'externalisation correspond au passage d'une gestion intégrée à une gestion déléguée des fonctions de l'entreprise et se présente comme un véritable mode de coopération. Pour cette raison, elle impose une coordination poussée entre la firme et ses partenaires et le maintien de liens solides entre les différentes interfaces du réseau, notamment à l'égard de la sous-traitance. A cet effet, dans un souci de cohérence "organisationnelle", il n'est pas rare de voir certaines entreprises offrir un appui logistique et technique à leurs partenaires et participer à leur « éducation » pour s'assurer qu'ils développent un savoir-faire en phase avec leurs attentes, s'adaptent à leurs modalités de production et intègrent leur culture et leurs valeurs(2) . Quant à la filialisation, ou "downsizing", elle est perçue, selon les cas, comme un impératif stratégique, juridique, fiscal ou comptable. Concrètement, elle répond à une multitude d'objectifs, tels que la mise en place ou le développement d'activités spécifiques, la réorganisation géographique du groupe, la scission ou l'apport partiel de certaines activités, la volonté de segmenter différents risques financiers ou opérationnels, le besoin de désengorger ou décentraliser la gestion du conglomérat ou encore le souhait d'identifier les sources de profit et de perte et de moduler le périmètre de consolidation. Au final, la plupart des groupes, tant privés que publics, sont désormais sous-tendus par un maillage complexe de filiales et de sous-filiales auquel s'ajoute, généralement, un enchevêtrement de participations croisées. En s'appuyant sur un ensemble de relations complexes et multilatérales, l'entreprise en réseau se démarque ainsi nettement de la relation classique de type mère-fille(3) . En ce sens, elle correspond à une certaine forme de maturité des formes organisationnelles dans la mesure où il est généralement admis que l'évolution des sociétés vers leur "globalisation" se concrétise par le passage d'une forme unitaire, dite forme en U, à une forme multi-divisionnelle dite forme en M.

3ème caractéristique : L'entreprise en réseau joue un rôle de donneur d'ordre auprès d'une multitude d'entreprises "partenaires"

En France, les deux tiers des entreprises de plus de 100 salariés font aujourd’hui partie d'un groupe placé sous l'autorité d'une société-mère ou société holding . Quant à celles de moins de 100 salariés, elles sont de plus en plus systématiquement, bon gré mal gré, intégrées dans les réseaux déjà existants et tombent sous leur dépendance technique, commerciale ou financière. Pour cette raison, on observe le développement dans certains secteurs tels que l'automobile et l'aéronautique, d'une sous-traitance que l’on pourrait qualifier de "captive" parce que de plus en plus soumise à la politique et à la santé du groupe maître d'œuvre ou donneur d'ordre. Dans ce contexte, certaines entreprises tendent naturellement à jouer le rôle de pilote. Le pilote est celui qui donne le sens stratégique et la force d'impact au réseau. Il cimente et coordonne les relations entre ses membres.

Nike et Reebok en sont de parfaits exemples. Dans la mesure où elles ne fabriquent plus mais se contentent de concevoir et de commercialiser les produits sous leurs marques, ces firmes jouent en définitive le rôle de "courtier stratégique". Elles relient en fait les centres de production, abandonnés à des sous-traitants, aux centres de conception, de recherche, de vente et de marketing qu'elles assument, en général, personnellement. Parce qu'elles n'ont quasiment plus d'unités de production et qu'elles ont concentré leurs efforts essentiellement sur la publicité, les études de marché et la mise en place de nouveaux produits, elles ont également été qualifiées d'entreprises "creuses", "sans usines" ou "fabless", c'est-à-dire des entreprises où tend à dominer la valeur ajoutée immatérielle.

4ème caractéristique : L'entreprise en réseau appuie son développement sur le renforcement des relations contractuelles.
L'entreprise en réseau, dans sa forme la plus élaborée et moderne, est constituée de grappes de firmes liées entre elles d'une part, de manière traditionnelle, par des liens financiers et d'autre part, ce qui en fait l'originalité, par des liens simplement contractuels.

Aujourd'hui, l'intégration par la propriété des actifs n'est plus en effet, à elle seule, essentielle. Après la grande vague des fusions-acquisitions des années 1980-1990, le rapprochement des entreprises se réalise de plus en plus à travers des formules contractuelles peu ou pas capitalisées, telles que des alliances, des joint-ventures, des accords de licence, d'assistance technique ou encore d'expertise qui permettent, malgré tout, de "contrôler" les sociétés partenaires. Ces formules ont pour elles l'avantage de la souplesse et de la flexibilité. Ce faisant, elles facilitent la mise en place d'une stratégie commune de recherche, de production ou de commercialisation qui vise, en définitive, à un partage des risques et des coûts dans le cadre de ce qu'il est convenu d'appeler la "coopétition".

Autrement dit, pour l'entreprise en réseau, ce n'est donc plus l'expansion des liens financiers qui importe mais plutôt la collaboration et l'intensité des rapports entre ses membres et les fonctions et positions que ces derniers occupent, qu'ils soient, selon la distinction établie par la Théorie de la Firme, des "shareholders" ou des "stakeholders". Pour cette raison, il peut sembler que l'entreprise se tient chaque jour d'avantage, selon l'expression de l'économiste M. C. Jensen, au centre d'un véritable "nexus of contracts" ou "nœud de contrats"(4). D'où l'idée que la société, bien plus qu'un simple technique d'organisation des entreprises, tend à s'affirmer comme un véritable contrat de coordination.

5ème caractéristique : La société en réseau marque le passage d'une économie matérielle à une économie du savoir.
En un peu moins de trente ans, nous sommes passés, selon l'expression de H. Sérieyx, d'une "économie matérielle" à une "économie du savoir" où, dans la préparation d'un produit, l'importance des matières premières est de plus en plus faible à mesure que les produits nouveaux se remplissent d'intelligence.

L'information est, par conséquent, regardée par les entreprises comme une matière première stratégique de premier ordre. Elle est même devenue pour beaucoup, face à la concurrence des pays à bas coûts, le principal moteur de développement. Parce que c'est le savoir qui donne à l'entreprise sa substance, il est donc essentiel de l'acquérir, de le traiter et, le cas échéant, de l'échanger pour mieux le faire fructifier. Dans une société de l'information en perpétuelle évolution, où la connaissance et le savoir-faire sont les matrices du succès, seul "l'hyper-échange" entre les acteurs permet en effet aux entreprises d'optimiser leurs chances de survie et d'éviter une obsolescence prématurée de leur propre "intelligence". C'est pourquoi elles réorientent leurs stratégies vers la mutualisation de leurs expériences et de leurs savoirs à travers des politiques de " Knowledge Management" censées les aider à dégager des "avantages coopératifs".

En somme, l'aménagement en réseau rejette définitivement le principe d'une société ethnocentrique où l'information, quand elle ne stagnait pas, circulait au compte-gouttes. Il suppose, à l'inverse, le passage vers une "organisation apprenante" qui favorise la conjonction d'intelligences interactives et le flux d'informations et de connaissances entre les différentes interfaces professionnelles. A cet égard, les concepts de Business to Business ("B2B") et de "Business to Client" ("B2C"), s'appuyant sur le développement des Nouvelles Technologies de l’Information et de la Communication, garantissent un suivi efficace des performances des différents maillons en favorisant le transfert et la circulation de l'information entre les centres de décision et les pools opérationnels. In fine, ils marquent une rupture avec l'ancienne logique industrielle basée sur la ligne de production "Fordienne", le travail en série et la parcellisation des tâches et des savoirs et permettent, ce faisant, d'accroître la réactivité et la rentabilité de la chaîne logistique.

CONCLUSION

En synthèse, on retiendra que les groupes d'entreprises sont entrés, au cours de ces dernières années, dans une phase de mutation d'un nouveau genre. Autrefois organisés sur un modèle intégré, bureaucratique et pyramidal de type Fordo-Taylorien, ils tentent dorénavant, dans un souci de cohérence organisationnelle et financière, de se recentrer sur leur cœur de métier et d'assurer leur développement à travers la mise en place, sur une base essentiellement contractuelle, d'un réseau de firmes partenaires. Au final, l'entreprise, amaigrie et éclatée, se tient au centre d'une vaste toile d'araignée composées d'une multitude d'unités décentralisées et flexibles reliées entre elles de façon durable et mues par une sorte de communauté d'intérêts.

  1. A titre d'exemple, le groupe pharmaceutique Sanofi-Synthélabo issu du rapprochement des laboratoires Sanofi et Synthélabo, afin de se recentrer sur son métier de base, s'est séparé de ses actifs non stratégiques, à savoir ses activités de diagnostics, de produits vétérinaires et de sa participation dans la fromagerie Entremont. Il a ensuite défini ses nouveaux domaines prioritaires (cardio-vasculaire, système nerveux central, médecine interne et oncologie). Au final, cette opération de recentrage a permis au groupe de dégager une trésorerie nette de 13 milliards de francs en 1999 et de retrouver les faveurs des investisseurs (Le Revenu Français, 9 juin 2000, n°577, p.44).

  2. A titre d'exemple, dans un souci de "progrès collectif", IBM a mis son savoir-faire en matière de formation et de recrutement à disposition de ses entreprises partenaires afin, notamment, de les fidéliser et d'assurer leur efficacité. Pour ce faire, elle a lancé une "Business Partner School" ouverte non seulement à ses propres cadres mais aussi à ses sous-traitants, ses fournisseurs et prestataires de services (IBM recrute et forme pour le compte de son réseau, Les Echos, p.48, 1er février 2000). Voir également le cas de Citroën qui propose des locaux à ses sous-traitants à proximité de ses usines (Citroën prépare un parc industriel fournisseurs à Rennes, La Tribune, 20 juin 2001).

  3. Bien que sans doute en dessous de la réalité actuelle, les dernières statistiques de l'Insee disponibles sur ce sujet font déjà prendre conscience de l'ampleur de ce phénomène. Ainsi, l'Insee estimait en 1997 qu'en France, entre 1980 et 1995, le nombre des filiales était passé de 4.520 à environ 20.000. En outre, selon elle, si le nombre des grands groupes, c'est-à-dire ceux employant au total plus de 10.000 salariés, était resté stable au cours de cette période (environ 80), ces derniers avaient considérablement augmenté le nombre de leurs filiales passant de 2.987 unités à 10.500 (Les groupes d'entreprises sont de plus en plus nombreux en France, Les Echos, 13 novembre 1997 ; Insee Premières, ndeg.553, novembre 1997 ; Les groupes de sociétés, Mémento pratique F. Lefebvre, 1998-1999, p.5.) Enjeux Les Echos, Vers une entreprise sans usines ? Novembre 2002, p.87 et svts.

  4. A. Couret, Les apports de la théorie micro-économique moderne à l'analyse du droit des sociétés, Rev. Sociétés, 1984, p.243 ; P. Didier, Théorie économique et droit des sociétés, Droit et vie des affaires, Etude à la mémoire d'Alain Sayag, Litec.


BIBLIOGRAPHIE SOMMAIRE
Auteur Titres & références
Boltanski (L) & Chiapello (E) Le nouvel esprit du capitalisme, Gallimard, 1999
Boulanger (P) Organiser l'entreprise en réseau, Nathan, 1995
Chaize (J) La porte du changement s'ouvre de l'intérieur, Calmann-Levy, 1992
Crozier (M) et Sérieyx (H) Du management panique à l'entreprise du 21ème siècle, Maxima, Laurent du Mesnil Editeur, 1993
Guilhon (B) Les firmes globales, Economica, Gestion poche, 1998
Prax (J-Y) Le guide du Knowledge Management, Dunod, 2000, p.IX
Sérieyx (H) Le big-bang des organisations, Calmann-Lévy, 1993
Parution du 11/05/2013 le figaro madame
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